Economie Histoire

Les musulmans l’ont dit en premier : « Tarif ».

Des dizaines de mots anglais courants proviennent à l’origine de langues historiquement liées à l’Islam, comme l’arabe, le persan et l’ourdou. Les musulmans n’ont jamais été étrangers à l’Occident ; nous sommes aussi indissociables de sa culture, de son histoire et de son patrimoine que nos mots le sont de ses langues. Et notre contribution à son développement figure dans n’importe quel dictionnaire.

Mansoor Dahri, Royaume-Uni

« Chaos sur les marchés » et « La pire semaine », sont deux exemples de titres de presse illustrant des défaillances majeures en matière de politique économique. Ce sont également des exemples d’allitération — un procédé stylistique utilisé pour son effet esthétique ou rhétorique. Il s’agit de la « répétition de sons consonantiques en début de mots ou de syllabes accentuées ». Cette figure de style vise à rendre les phrases plus marquantes ou « mémorables ».

Bien sûr, on peut parfois en faire trop : il est préférable de ne pas abuser de cette figure de style, car la phrase obtenue risquerait de sonner artificielle ou absurde, par exemple : « le chaos des marchés se manifeste malicieusement, modifiant l’humeur de nombreux (voire de la plupart) en mélancolie, folie ou morosité » (inventé par moi, Mansoor ; ce n’est pas un vrai titre, rassurez-vous, personne n’écrit si mal). Il est souvent préférable de jouer la carte de la subtilité, comme dans « Les obligations montent tandis que les investisseurs recherchent la sécurité face aux turbulences tarifaires ».[1]

Vous aurez peut-être déjà perçu un fil conducteur dans ces exemples d’allitérations. Si vous êtes un lecteur contemporain qui suit un tant soit peu l’actualité, vous savez de quoi il s’agit. Mais si, en revanche, vous lisez cet article dans quelques décennies, voire quelques siècles dans le futur (et j’espère qu’il y en aura un), vous pourriez vous demander (si vous n’étiez pas attentif en cours d’histoire) pourquoi j’ai choisi ces exemples précis (indice : cet article a été rédigé en début du mois d’avril 2025 EC).

Si vous n’avez toujours pas deviné, je vais vous donner un autre indice sous la forme d’un titre tout aussi allitératif, ahem : « Des trillions perdus alors que les droits de douane de Trump provoquent le chaos boursier ».[2] Et si, cher lecteur du futur, cela ne vous éclaire toujours pas, eh bien… il semblerait que vous méritiez — hélas — d’échouer à vos examens d’histoire.

À moins, bien entendu, que vous ne choisissiez de poursuivre la lecture de cet article, auquel cas je serais heureux de vous aider à combler cette lacune.

Le 2 avril 2025,[3] le président des États-Unis, Donald Trump, a annoncé l’instauration d’un droit de douane de base universel de 10 % sur l’ensemble des importations, quel qu’en soit le pays d’origine, assorti de surtaxes ciblées à l’encontre de dizaines de nations affichant un excédent commercial vis-à-vis des États-Unis. Cette décision a déclenché une onde de choc économique à l’échelle mondiale : les marchés boursiers ont enregistré leur pire semaine depuis la panique liée à la pandémie de Covid-19 en mars 2020. Beaucoup affirment que c’est la fin de la mondialisation[4] telle que nous l’avons connue au cours des dernières décennies. D’autres évoquent le risque d’une récession mondiale.[5] La dernière fois que les États-Unis ont relevé leurs droits de douane à un tel niveau[6], c’était avec le Smoot-Hawley Tariff Act de 1930,[7] qui a aggravé la Grande Dépression[8] amorcée un an plus tôt, en 1929. Cette crise économique majeure s’est prolongée pendant près d’une décennie, jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale[9] en 1939.

Bon, cours d’histoire terminé. C’était sombre. Passons maintenant à la partie qui m’intéresse vraiment, l’origine du mot tarif et son évolution au fil du temps.

Alors, qu’est-ce qu’un tarif ? Que signifie ce terme en anglais aujourd’hui ? Je suis ravi que vous m’ayez posez cette question.

Un tarif désigne « un impôt prélevé sur les marchandises franchissant les frontières nationales, généralement par le gouvernement du pays importateur ». Le terme tarif est souvent utilisé de manière interchangeable avec taxe et droit de douane lorsqu’il s’agit de contextes économiques ou financiers.

Autrement dit, un tarif constitue essentiellement une taxe imposée sur les produits étrangers — à l’inverse du principe du « libre-échange », selon lequel les gouvernements devraient, en règle générale, s’abstenir d’imposer des droits de douane ou toute autre restriction sur les biens importés, afin de favoriser la croissance économique mondiale.

Les tarifs ne suscitent guère d’enthousiasme, mais les « tables arithmétiques » semblent encore moins divertissantes. C’était pourtant le sens originel du mot tariff lorsqu’il fut introduit en anglais à la fin du XVIᵉ siècle. Au fil du temps, sa signification a évolué : le terme en est venu à désigner une « liste de droits de douane », autrement dit une liste de tarifs. Puis, une nouvelle évolution sémantique a conduit à ce que chaque élément de cette liste soit désigné par le nom de la liste elle-même.

À titre d’illustration, imaginez que le mot menu ne désigne plus la liste des plats, mais le prix de chacun d’eux — au point que l’on demande : quel est le menu du poulet ? pour connaître le coût d’un plat à base de volaille. Des glissements tout aussi étonnants se sont produits dans le champ lexical des tarifs…

Et quel monde cosmopolite que celui de l’étymologie ! Le mot tariff est parvenu à l’anglais par l’intermédiaire du français tarif, lui-même emprunté à l’italien tariffa, issu du turc ottoman tarife (تعرفة), et remontant finalement à l’arabe taʿrīf (تَعْرِيف), qui signifie tarif ou notification, et dérive du verbe ʿarrafa (عَرَّفَ), signifiant informer ou notifier. En grammaire arabe, ce verbe constitue la forme intensive de la racine ʿarafa (عَرَفَ), qui signifie savoir ou connaître.

Le mot arabe « ta’rīf » a transité par le persan classique pour arriver en ourdou (تعریف) et en hindi (तारीफ़) sous la forme « tārīf », signifiant à l’origine description ou nom (c’est-à-dire la chose à travers laquelle on est connu) avant d’en venir à signifier éloge (c’est-à-dire ce qui fait que l’on soit loué). Ce sens d’éloge est désormais dominant en ourdou et en hindi, et l’ancien sens a presque disparu, sauf dans la célèbre expression savante ourdou « aap ki tārīf ? » qui signifie littéralement « Votre description ? », autrement dit « Quel est votre nom ? » (à noter : ce ton est très formel et de nos jours, on se contente généralement de dire aap ka naam kya hai ?) La même racine arabe « arafa » est aussi à l’origine des mots ourdou « tāruf » (تعارف) (introduction) et « mārūf » (célèbre, évident, licite…).

La même racine arabe est également à l’origine du prénom masculin « ʿĀrif » (عارف), que l’on retrouve dans de nombreuses langues — notamment l’arabe, le persan, l’ourdou et le turc — ainsi que de sa forme féminine « ʿĀrifa » (عارفة), signifiant littéralement « celle qui sait », autrement dit : savante, érudite, experte. ʿĀrif est un prénom assez répandu dans les pays musulmans (on pourrait dire qu’il est bien connu), et il est également utilisé comme nom de famille.

Si vous vous appelez ʿĀrif ou ʿĀrifa, et que vous vous intéressez aux tarifs en particulier ou à l’économie en général, alors, il faut croire que c’était écrit : tel était votre destin.

À propos du destin — et, plus largement, de notre raison d’être sur Terre — tournons-nous vers le Saint Coran, le premier ouvrage jamais rédigé en langue arabe : on y trouve l’un des premiers exemples littéraires de la racine arabe ʿarafa, ancêtre sémantique du mot anglais tariff.

یٰاَیُّہَا النَّاسُ اِنَّا خَلَقۡنٰکُمۡ مِّنۡ ذَکَرٍ وَّاُنۡثٰی وَجَعَلۡنٰکُمۡ شُعُوۡبًا وَّقَبَآئِلَ لِتَعَارَفُوۡا

« Ô hommes, Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle ; et Nous avons fait de vous des clans et des tribus afin que vous puissiez vous reconnaître. » (Le Saint Coran, 49:14)

Ici, la forme « ta’ārafa » (تَعارَفَ), signifiant s’informer les uns les autres ou se reconnaître est employée pour exprimer la sagesse divine derrière la magnifique diversité de peuples et d’ethnies qui peuplent notre monde. Cette idée est développée plus en profondeur par le deuxième Calife de la communauté musulmane Ahmadiyya, Sa Sainteté Mirza Bashir-ud-Din Mahmud Ahmad (r.a.), dans son exégèse du Saint Coran :

« La valeur d’un être humain ne se mesure ni à la couleur de sa peau, ni à sa richesse, ni à son rang social, ni à son ascendance ou à sa lignée, mais à sa noblesse morale et à la manière dont il s’acquitte de ses devoirs envers Dieu et envers l’humanité. L’humanité ne constitue qu’une seule et même famille. La division en tribus, nations et races a pour objectif de favoriser une meilleure connaissance mutuelle, afin que chacun puisse tirer profit des traits distinctifs et des vertus propres aux autres peuples. »

Autrement dit, la magnifique diversité des peuples qui peuplent notre planète a pour finalité que nous nous reconnaissions les uns les autres, que nous nous appréciions mutuellement et que nous apprenions les uns des autres, afin de nous enrichir à travers nos différences.

Quelle ironie, dès lors, que le mot tariff en anglais en soit venu à désigner un instrument utilisé par les partisans de l’isolationnisme, peu enclins à favoriser la coopération internationale et le bien-être collectif de l’humanité. L’antidote à une telle posture réside précisément dans l’étymologie du mot tarif, dont les connotations originelles renvoient à la connaissance de l’autre, à l’ouverture, et non au repli sur soi.

À propos de l’auteur : Mansoor Dahri est éditeur en ligne pour The Review of Religions. Il est diplômé de l’UCL en licence de langues anciennes.


[1] https://www.wsj.com/finance/investing/bonds-rally-as-investors-seek-safety-from-tariff-turmoil-9da32886

[2] https://www.bbc.co.uk/sounds/play/w172zrrzt07ptrr

[3] https://www.pbs.org/newshour/economy/a-timeline-of-trumps-tariff-actions-so-far

[4] https://www.bbc.co.uk/news/live/cgen9rxeyelt

[5] https://www.theguardian.com/us-news/2025/apr/04/china-donald-trump-tariffs-recession–us-stock-market

[6] https://www.cnbc.com/2025/04/03/us-tariff-rates-under-trump-will-be-higher-than-the-smoot-hawley-levels-from-great-depression-era.html

[7] https://www.britannica.com/topic/Smoot-Hawley-Tariff-Act

[8] https://www.universalis.fr/encyclopedie/grande-depression/

[9] https://www.universalis.fr/encyclopedie/guerre-mondiale-seconde/

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