Au début des années 1920, la France entre dans la période appelée les Années folles. Elle sera suivie de la grande dépression suite au krach boursier de 1929. Cette époque symbolise un peuple à la fois victorieux mais défaitiste suite aux pertes colossales et au choc causés par l’horreur de la Grande Guerre. Le peuple cherche à se réconforter. En froid avec les religions de par son divorce avec le christianisme, le pays trouve refuge dans le système de consommation.
Les innovations technologiques comme l’électroménager donnent naissance à une forte croissance économique, mais ceci engendre un féroce individualisme. La recherche d’une paix intérieure et la crainte d’un nouveau conflit accentuèrent davantage le désir de consommation. La guerre favorisa un mélange des peuples. Les Alliés avaient uni leurs forces. Les colonies et les protectorats furent appelés à aider l’Europe. Ce mélange des peuples et la croissance économique favorisèrent l’ouverture du monde. La découverte de l’or noir, le développement des sciences et de la technologie furent les catalyseurs d’un monde ouvert.
Paris décida d’être un lieu d’accueil pour l’Islam lorsque la France accepta la construction de la Grande Mosquée. C’est dans ce contexte historique que Hazrat Mirza Bashir Oud Din Mahmoud Ahmadra, deuxième Calife de la communauté Ahmadiyya, visita Paris du 25 au 30 octobre 1924. Accompagné de sa suite, il arriva au Havre le samedi 25 octobre, à 8 heures du matin, par un ferry nommé Saint Brice au départ de Southampton. De là, il prit le train jusqu’à Paris et fut accueilli par un dénommé Khalid Sheldeck. Il séjourna à l’hôtel Intercontinental de Paris pendant 6 jours avec Zafrullah Khan et Abdour Rahim Dard.
L’objectif de cette visite était d’analyser l’état du Vieux Continent. Le Calife souhaitait connaître de visu les tendances de la société occidentale afin de formuler un plan pour y faire connaître le message de l’Islam. À l’époque, la communauté Ahmadiyya était inexistante en France et la Grande Mosquée de Paris était en cours de construction. Ayant lancé le projet de la mosquée de Londres, le Calife décida de visiter celle de Paris. Ce fut également l’occasion de laisser en France une empreinte spirituelle, une graine qui germa en arbre au fil des décennies.
Le 26 octobre 1924, le Calife confia à sa suite la tâche de faire connaître la communauté Ahmadiyya en France. Cette mission fut confiée expressément à Mirza Sharif Ahmad, le grand-père de l’actuel cinquième Calife. Il put établir de nombreux contacts et bien que la communauté n’avait pas été formellement établie il eut des ouvertures.
Un envoyé du quotidien « Le Journal » relate ainsi sa rencontre avec le Calife : « Il m’est apparu sous les apparences assez singulières en ces jours d’automne d’un turban et d’un pantalon d’une blancheur éclatante. C’est ce qui m’a frappé le plus au premier abord. J’ai discerné ensuite, se dégageant d’une longue lévite noire, une tête ascétique et intelligente avec un regard timide. Rien de la flamme que l’on attendrait d’un conquérant d’âmes. Il est vrai que la formule des Ahmadiens est essentiellement pacifique. C’est sur la persuasion seule qu’elle compte pour opérer son œuvre de propagande, qui ne va pas sans résistances, cela va sans dire. Tout novateur est accueilli comme un hérétique par les dirigeants des cultes établis. Les Ahmadiens ont payé leur prosélytisme de persécutions et souvent de leur vie. Pas plus tard que le 31 août dernier un des leurs a été lapidé […]. Pourtant le gouvernement anglais leur laisse toute liberté, parce qu’ils prêchent le loyalisme envers les pouvoirs temporels. Comme le Christ, ils recommandent de rendre à César ce qui est à César et ils ne cherchent pas le royaume de Dieu en ce monde.
Voilà ce que Mahmud Ahmed m’a expliqué longuement. Je n’avais pas manqué de lui demander, en effet, ce qu’il pensait de la propagation de la foi par le cimeterre, qui a été l’origine de l’expansion de l’Islam à travers le monde. Très nettement le saint homme m’a dit que cette doctrine de violence était précisément la déviation originelle contre laquelle il cherche à réagir par un travail de propagande dont le réseau s’étend actuellement dans cinquante États. » 1
En tout sept journaux relatèrent la visite du Calife à Paris. La majorité de leurs articles étaient d’un ton respectueux et élogieux.
Le 29 octobre, le Calife visita la mosquée de Paris, en pleine construction, accompagné de plusieurs représentants français. Cette première visite se termina par une prière silencieuse.
« Le Petit Journal », dans son édition du 30 octobre 1924 écrivait : « Le Khalifat-Ul-Masih, chef du mouvement musulman Ahmadia, de passage à Paris avec dix-sept personnes à sa suite a été reçu hier à la Mosquée, place du Puits-de-l’Ermite, par M. Robert Raynaud, secrétaire général de l’Institut musulman qui représentait Si Kadour ben Gabrit, directeur de cet institut. […] Sa Sainteté, vêtu de blanc, le chef ceint d’un turban rehaussé d’or, et les hauts personnages de sa suite, en caftan bleu foncé et turban vert, ont visité sous la conduite de M. Raynaud et de la Mosquée, le patio, au centre duquel, le bassin de marbre et de mosaïque se dessine sous le travail patient des artisans marocains […]
Et tout à coup, sur un geste du prince, les dix-sept turbans verts s’alignent derrière le turban blanc et or : le prince et sa suite, debout les paumes croisées devant leurs fronts, prient en silence […] Avant de se retirer, le prince et ses compagnons informent M. Raynaud, par l’intermédiaire de leur interprète, de leur désir de venir incognito le lendemain, se recueillir et prier dans la Mosquée. » 2
Le 30 octobre 1924, après une visite en ville, le Calife rentra à l’hôtel l’Intercontinental à 13 h 30, où il déjeuna jusqu’à 14 h 45. Ayant fixé 15 h 30 pour la prière de Dhouhour et d’Asr à la mosquée de Paris, il sortit à 15 h 00 de l’hôtel avec son entourage pour s’y rendre en voiture.
Il pleuvait légèrement. Certaines personnes, intéressées par sa visite, l’attendaient dehors. À l’intérieur de la mosquée, le responsable de la construction l’accueillit et l’emmena vers le mihrab. On enleva les planches, les pierres, les fournitures de construction et on plaça des tapis pour la prière. Le Calife demanda qu’on attende Hafiz Roshan Ali pour qu’il lance l’appel à la prière : la voiture de ce dernier était en retard en raison des bouchons et de la pluie. Il arriva quelques minutes plus tard et lança l’appel d’une voix belle et émouvante. Cet appel à la prière fut le tout premier de la Mosquée de Paris et cette prière, dirigée par le Calife, en était la première.
Le journal « Le Matin » du 30 octobre 1924 relate ceci dans un article publié sous le titre « France et Islam » : « Le prince héritier Khalifat Ul Masih, chef spirituel de 80 millions de croyants a prié hier à la mosquée de Paris. […] L’Angleterre, devancée par la France dans cette manifestation d’amitié envers l’islam et surprise de l’ampleur de cette face de notre politique musulmane, s’est empressée de décider, à son tour la construction d’une mosquée pour les fidèles du Coran. Venant de Londres où il avait posé la première pierre de cet édifice, le prince […] Khalifat Ul Masih est allé hier, à 15 heures, visiter les travaux, déjà très avancés, de la mosquée française. […] Malgré le ciel d’octobre, c’était une belle évocation : ouvriers marocains réalisant sans bruit des merveilles dans le marbre, la pierre et le cèdre ; visiteurs silencieux aux turbans émeraude, et devant, seul en turban blanc, celui qu’on nomme en s’inclinant Sa Sainteté, au regard à la fois affable et ferme derrière des lunettes en or […] À la promesse que dès l’été prochain le muezzin pourrait du haut du minaret, appeler les fidèles, l’ombre dorée de son visage s’éclaira, puis, parcourant la déjà splendide salle des prières, le Khalifat Ul Masih manifesta le désir de se recueillir. Alors, face au mihrab orienté vers la Mecque, il pria, selon les rites, avec tous ses suivants. »3
Étant donné qu’il allait bientôt faire nuit et qu’il fallait se préparer pour le voyage retour, le Calife s’apprêtait à partir après la prière lorsque les responsables de la Mosquée lui demandèrent de rester pour une collation. Il accepta bien volontiers leur invitation. On lui proposa du thé vert disposé dans de petits verres et des biscuits, le tout présenté avec beaucoup d’affection et de sincérité.
Le Calife offrit cent francs à ceux qui servirent la collation. À l’hôtel, il demanda à ses compagnons de se préparer pour le départ. Ils arrivèrent à la Gare de Lyon vers 20 h 30. Après quelques péripéties sur la plateforme ils prirent tous place dans le train in extremis. Abdoul Rahman explique dans son ouvrage Safar-e-Europe : « Personne [à la gare] ne comprenait un mot de ce que nous disions et nous ne comprenions personne. » C’est ainsi que se termina la première visite d’un Calife de la communauté musulmane en France. Malgré sa brièveté, elle fut réussie. Dans le train, un couple reconnut le Calife grâce aux articles relatant sa visite.
Bibliographie et notes
Le Journal, 3 novembre 1924
Le Petit Journal, jeudi 30 octobre 1924
Le Matin, édition du jeudi 30 octobre 1924
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
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