Mahrukh Arif-Tayyeb explique les défis auxquels sont confrontés les musulmans de France après chaque attentat attribué à l’Islam.
C’est difficile d’être musulman en France. Les événements récents ont brisé notre corps national. Dès lors qu’une nouvelle tragédie nous frappe, chaque musulman prie pour que l’assaillant ne soit pas musulman. Les palpitations du cœur augmentent jusqu’à ce que le journaliste annonce que la piste islamiste est lancée. Mais si vous êtes un(e) musulman(e) français(e) comme moi, vous n’êtes pas dupes : vous savez qu’être musulman en France c’est aussi maîtriser l’art de se justifier, à chaque reprise, et exercer le devoir républicain de désolidarisation. Vous ne pouvez pas réagir comme les autres Français et vous contenter de prier pour les victimes et faire votre deuil dans le plus grand silence. Non. Vous devez condamner, écrire ne serait-ce qu’un mot, une phrase sur les réseaux et présenter des arguments convaincants pour démontrer que ces attaques n’ont aucun lien avec les enseignements pacifiques de l’islam. Si vous maintenez le silence, votre position n’est pas claire – et certains de vos amis ou collègues pourraient penser, à tort, que vous êtes complices.
Les musulmans en France ont toujours condamné les atrocités commises dans le pays. Ils étaient là pendant les marches après les attaques sur Charlie Hebdo et Le Bataclan. Ils étaient aussi présents pour Samuel Paty et ils sont aujourd’hui présents aux côtés des victimes de l’attaque qui a causé la mort de plusieurs personnes à Nice. Et pourtant, ce n’est pas suffisant : la classe politique s’acharne sur le musulman et est obstiné à nous faire comprendre que l’islam n’est pas compatible avec les valeurs de la République. Pourquoi ? Parce que le musulman qui ne s’émerveille pas devant les représentations odieuses de son Prophète est forcément « content » quand Charlie Hebdo est ciblé. Mais cela n’est pas vrai.
Je suis membre de la communauté musulmane Ahmadiyya, la seule communauté musulmane unie sous un Calife, Hadrat Mirza MasroorAhmad (aba), qui nous bénit de ses conseils à tout moment. Je peux dire avec certitude et non sans fierté que notre chef spirituel n’a jamais manqué de condamner toute attaque ou toute injustice se produisant dans le monde. Ce qui est encore plus remarquable, c’est qu’il est le seul dirigeant musulman qui a appelé les vrais musulmans à condamner immédiatement les attaques contre Charlie Hebdo, indépendamment de la position du magazine sur le Prophète Muhammad (pssl). Ce niveau de compassion et de miséricorde pour l’humanité rappelle en fait l’époque du Saint Prophète. Etre ridiculisés,méprisés ou même persécutésn’est pas un phénomène nouveau pour les musulmans. Cependant, l’exemple du Saint Prophète (pssl) est très clair et ne laisse aucune place à une réaction violente. Si nous regardons en arrière, nous trouvons dans l’histoiredes incidents où la colère a eu raison des compagnons du Prophète (pssl): un compagnon a même demandé la permission du Prophète de tuer son propre père qui n’arrêterait pas d’abuser de ce dernier. Le Saint Prophète (pssl) a catégoriquement refusé et a dit à ce compagnon qu’il traiterait son père encore plus gentiment qu’auparavant et prierait davantage pour lui. C’est bien là l’idéal que les musulmans ahmadis ont toujours à l’esprit à chaque fois que leur Prophète (psl) est ridiculisé. C’est en suivant les pas du Prophète de l’islam (pssl) que les musulmans ahmadis mettent tout en œuvre pour aider leurs concitoyens en cas de besoin et quand le malheur frappe.
Être musulman en France, c’est être dans l’entre-deux – comme si quelqu’un vous forçait à choisir entre vos deux enfants. On ne vous laisse pas dire que vous aimez les deux et que vous n’envisagerez jamais de faire du mal à l’un pour faire plaisir à l’autre. La société française vous impose de choisir : même si vous parvenez à écrire le plus bel hommage et la condamnation la plus éloquente des attaques contre Charlie Hebdo, si vous n’êtes pas Charlie, vous êtes par défaut un islamiste. La loyauté du musulman français est constamment mise à l’épreuve, interrogée comme un potentiel coupable.
Mais être musulman en France ce n’est pas tout ; il y a pire : être musulmane en France ou plutôt être une femme voilée en France. On n’a qu’à allumer une chaîne d’information ou écouter la radiopour constaterque les femmes voilées dominent le paysage médiatique français. Elles sont partout, au cœur des débats télévisés dans lesquels elles subissent des procès d’intentions virulents pour avoir commis le crime de lèse-majesté : choisir délibérément de porter un voile. Oui, oui. En France, une femme musulmane voilée n’est pas en capacité de maîtriser ses choix ; c’est forcément son père, son frère ou n’importe quelle figure masculine qui le lui a imposé. La femme musulmane voilée est arriérée dans sa pensée. C’est aussi cette place que la société lui réserve : l’invisibilité, le silence et la mort sociale. Paradoxalement, cette même société veut nous faire croire qu’elles sont partout, en train d’envahir l’espace et les valeurs républicaines. Mais ça aussi, c’est de leur faute : où sont les femmes voilées quand il s’agit de condamner des attentats ? C’est la question que les médias posent sans relâche. Par contre, quand il s’agit de leur donner l’opportunité de s’exprimer, on leur coupe le micro ou à défaut la parole.
Je n’écris pas ces lignes sous le coup de la colère. Mon propos peut paraître amer mais il ne retranscrit que la réalité d’un vécu personnel. Et c’est en connaissance de cause que je peux dire qu’il est impossible pour une femme musulmane voilée en France de gravir les échelons de la société. Une femme voilée en France ne peut même pas pleinement jouir de son individualité : elle doit constamment se plier aux lois de la République lui ôtant sa liberté de se vêtir comme elle le souhaite.
J’ai choisi de porter le voile aux alentours de dix-huit ans au milieu d’une année scolaire. Ayant intégrée une prépa littéraire, je devais enlever mon voile à l’entrée du lycée. Au départ, quelques amis remarquent le geste et sont évidemment choqués, pour ne pas dire pour certains, outrés. On me lâche un premier « Mais pourquoi ? » agressif, d’une longue série de questions s’ensuivant sur ma décision personnelle. Un de mes camarades n’a pas manqué de souligner « l’incongruité et l’hypocrisie » de mon geste : « Si ça ne te dérange pas de l’enlever en cours, pourquoi est-ce que tu le portes en dehors ? ». En réalité, j’étais simplement en train d’appliquer la loi. Oui, la loi nous impose ce comportement hypocrite ; mais suis-je responsable de cela ? Le Prophète Muhammad (que la Paix soit sur lui) a enjoint aux musulmans de ne jamais choisir la rébellion face à l’adversité ; la seule arme qu’il nous ait tendue pour nous défendre est celle de la prière.
Face aux incessantes remarques et questions, je tenais le coup. Mais pour être absolument honnête : certains jours j’avais la boule au ventre et rentrait le soir en pleurs. Une femme voilée en France ne doit pas simplement faire face à ses amis ou collègues, elle se fait aussi verbalement agresser par des inconnus dans la plus grande normalité. J’ai le souvenir amer d’un homme d’une soixantaine d’années me disant d’aller en enfer pour ce que je portais sur la tête avant de cracher avec dédain sur le trottoir. J’ai le souvenir amer de tous ces regards silencieux traduisant une condescendance et un mépris transparents.
Hélas, ce n’était que le début des obstacles. Après les deux années paisibles passées à l’université, il fallait entrer dans la « vie active ». Là aussi, le constat est clair : toutes les portes sont fermées. Les plus grands diplômes ne vous sauveront pas de la question quasi existentielle de l’employeur : « Etes-vous prête à faire une concession sur vos convictions personnelles et retirer votre voile au sein de l’entreprise ? ».
En France, une femme musulmane voilée éloquente et intelligente n’est pas que méprisée : elle est aussi prise en pitié. On lui fait comprendre qu’elle est, en réalité, sous emprise d’une idéologie rétrograde dont elle ne parvient pas à s’émanciper.
Malgré cela, au moment où j’écris ce texte, je n’ai pas pu me retenir : j’ai lâchement laissé deux larmes chaudes s’écouler sur mes joues froides. Tout ce vécu amer est incapable de me débarrasser de l’amour que je porte pour ce pays. Lorsqu’on attaque Paris, Nice ou Lyon, j’ai l’impression que l’on m’attaque personnellement, au plus profond de mon être. Alors oui, les musulmans ont beau se sentir exclus et malaimés, ils ne manqueront jamais d’être présents pour défendre le pays et condamner avec la plus grande virulence les attaques commises contre la nation. La classe politique ne manque pas de faire l’amalgame, d’associer les actes de quelques loups isolés à l’ensemble des musulmans ayant fait preuve d’une patience exemplaire ces dernières semaines.
Même quand la direction de Charlie Hebdo a décidé de republier les caricatures du Prophète, la grande majorité des musulmans français n’ont montré aucun signe de colère.Ils ont plutôt appelé à l’unité et la cohésion nationale,exhortant pacifiquement le gouvernement à mettre fin aux rhétoriques visant à nous diviser.
Aujourd’hui, plus que jamais, la paix est requise. Aujourd’hui, plus que jamais, nous devons mettre de côté nos expériences amères et nos différends en nous présentant ensemble en tant que défenseurs de «l’amour pour tous et la haine pour personne».
A propos de l’auteure : Mahrukh Arif-Tayyeb est une française de confession musulmane. Diplômée d’un Master de l’EHESS, elle est passionnée par le fait religieux en Europe. Elle écrit régulièrement sur ces sujets en français et en anglais.
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